Premier rendez-vous, en tête-à-tête au restaurant… Arrive le moment de l’addition. Qui paye quoi ? Et si on partageait ?
Nous discutons à bâtons rompus, nous rions, nous apprécions et nous racontons des tranches de nos vies, bref, nous passons une bonne soirée, plaisante, voire charmante. Arrive le moment de l’addition.
Notre serveur pose la coupelle au milieu de la table, retournée sur la note, pour que celle-ci ne s’envole pas dans la brise tiède de ce joli soir d’été. Chacun sort sa carte bancaire et la pose dans la coupelle. Jusque là tout va bien : je passe une délicieuse soirée avec cet ami d’amis, dont je suis enchantée de faire meilleure connaissance.
Mais il retire ma carte de la coupelle et, malgré mon réflexe d’étonnement qui frise maladroitement l’insistance, refuse tout net de partager l’addition. J’aime les bonnes bouffes et vais régulièrement au restaurant : l’habitude veut que l’on partage la note, à parts égales ou chacun sa part, c’est selon. Je n’y prêtais gare, mais la situation est ici légèrement différente : en tête-à-tête hétéro, ce moment ne saurait être anodin, tant il concentre de sous-entendus.
Pourquoi payent-ils encore ?
Lors d’un premier rendez-vous entre un homme et une femme, il est encore de coutume, sous nos cieux, que ce soit l’homme qui paye. Cela date d’une époque, pas si lointaine — celles de nos grands-mères —, où les femmes ne travaillaient pas ou, plus précisément, n’étaient pas rétribuées, et n’étaient donc pas en capacité de payer, ni donc d’inviter, ni que dalle, pour résumer. L’homme n’avait alors d’autre choix, s’il voulait fréquenter la gente féminine, que de tout prendre en charge : l’initiative, les modalités et les frais. L’homme devait proposer, la femme ne pouvait que disposer.
Bien que les femmes de ma génération aient acquis une certaine autonomie financière, la tradition persiste, faisant désormais partie de la « galanterie », cet ensemble de bonnes manières désuètes qui consiste à témoigner des attentions et égards particulier aux femmes comme de leur offrir le restaurant. C’est aussi un « rite de séduction », lit-on sur les sites ringards de coaching amoureux, dont les plus récents s’adressent aux internautes masculins, détaillant le rituel par le menu, pour leur apprendre comment « pécho » et passer de la table au lit à coup sûr…
Voilà tout ce que son geste convoque. Bim. Du bien lourd.
Soudain, j’ai un doute : cette soirée n’était donc qu’une « date » pour lui ? Tout cela n’était donc que drague ? Quel jeu me sort-t-il soudain ? celui de l’homme stéréotypé qui récite, coincé et conservateur, sa leçon de galanterie ? C’est alors que, ressentant un pincement de déception, je réalise que je le trouvais fort à mon goût… Mais face à sa fermeté, je n’ai d’autre choix que de battre en retraite. J’accepte donc l’invitation. Et cherche contenance.
Manque de charme
Dois-je dire quelque chose ? Le remercier ? comme un bon prince ? comme une gamine ? Pfiou… Je me ressaisis et lâche finalement un enjoué « Merci, et la prochaine fois, c’est moi qui t’invite » avec un grand sourire, signifiant par là que j’aurais plaisir à le revoir, tout en me repositionnant comme femme respectable, c’est-à-dire qui n’est pas à entretenir. Et je repense furtivement à l’un de mes bons potes, qui déplore la « vénalité des femmes », oui, comme ça, en général. Je m’attriste que ses rencontres — je ne doute pas que certaines s’attendent encore à ce que les hommes leur payent tout — l’aient amené à cette conclusion hâtive et généralisante, mais déplorant autant que lui semblable attitude, je ne serais certainement pas de celles qui en grossissent le rang. Main dans la main avec mon pote, avec tous les potes de potes, avec tous les hommes, je suis, même et surtout au moment de rencontrer. Make love, not war.
Mais en quelques secondes, le charme est rompu. Au lieu de continuer notre conversation en flânant par les rues, j’écourte inconsciemment pour éviter d’en arriver à ce moment où les mots se tarissent pour laisser place à la communication non-verbale. Ça n’aurait désormais plus rien de naturel. Alors que je pensais passer une bonne soirée avec quelqu’un de chouette, tellement détendue que j’en avais oublié les rôles convenus — quel bonheur ! — je me sens comme une merde, prise au piège des rites de séduction, soudain remise à ma place de femme, comprendre : d’objet de désir, de celles que l’on allonge d’un coup de carte bancaire. Car moi aussi je le considère désormais sexuellement : il est beau, j’aimerais bien caresser sa peau… Oui mais non. J’ai besoin de retrouver ma liberté, celle de penser, celle de désirer aussi, et ma légèreté en cela. Ça attendra donc.
Prends ton ticket et patiente.
Parce qu’il est idiot de juger d’une personne sur un seul geste, parce que, pas davantage que moi, les hommes ne savent comment s’y prendre, avec ces fichus rituels de séduction en voie de péremption, parce que je serais pétasse de lui en tenir rigueur, parce que je serais maso de nier l’intérêt que j’ai de sa personne à cause d’un réflexe conditionné, de me braquer au risque de passer à côté des joyeusetés de la vie, nous nous revoyons.
La revoyure est aussi plaisante. Ce mec est décidément très chouette. J’en oublie la maladresse précédente et me laisse aller à nouveau. Quand vient l’addition, c’est tout naturellement que je tends ma carte bancaire, ravie de l’inviter en retour, contente de rééquilibrer, me replaçant, comme un acquiescement, dans la relation, qui peut donc se poursuivre, comme bon nous semblera, yala ! Qu’il s’indigne et interpose à nouveau sa carte donna le coup de couperet final.
Manque de réciprocité
Certes, tous les hommes n’ont pas eu la chance d’être bien élevés, c’est-à-dire dans un esprit égalitaire, et quand bien même, ce moment restant très codifié, qui plus est chargé d’enjeu, il est risqué pour eux d’y faire preuve d’innovation.
Le problème n’est pas tellement qu’il paye. Ni même qu’il reste engoncé dans ces habitudes. Mais qu’il s’impose, niant mon envie — qu’il n’est plus sans ignorer à ce stade — de partager, laissant présager le pire dans la relation, si elle en venait à l’intimité. Hé, copine, tu crois vraiment qu’un mec qui ne sait déjà pas t’écouter à la table, s’y prendra mieux au lit ? Ne compte pas sur moi pour aller vérifier !
Le plus choquant, dans cette histoire, est le nombre de femmes qui, autour de moi, trouvent normal que l’homme paye, et s’offusquent de mon attitude, me donnant envie de fuir loin, très loin, dans un autre monde où les relations de séduction seraient moins pourries : « Mais tu es folle ! Quand un homme te paye le resto, tu acceptes ! S’il te paye des sorties, des cadeaux, un bijou ou même un voiture, tu prends, tu prends ! Et tu le gardes celui-là ! » Euh… non. Ce n’est pas ce que je cherche. Non merci. Dois-je vraiment en venir à préciser que non, je ne cherche pas un souteneur, mais tout simplement un compagnon, de jeux ou de vie ? N’insistez pas.
Mon attitude serait castratrice, les hommes se sentiraient émasculés de ne pas payer… Mouhahaha ! Sérieux, les mecs, confondez-vous réellement votre pénis avec votre carte bancaire ? Dans ce cas, désolée d’être coupe-couilles, mais, j’ai beau l’examiner, mon sexe s’apparente peut-être à une fente mais ce n’est pas — et c’est peut-être un scoop pour certains — celle d’un terminal de paiement. Je serais une mutante !
Moderniser les codes amoureux
Trêve de plaisanterie, tout cela ne nous dit pas comment y faire, au moment de l’addition, lors du premier rendez-vous, sensé être léger et plaisant. Car on est là pour s’amuser avant tout, non ? Or cette vieille galanterie vient compliquer la rencontre. Qu’il est peu naturel pour moi de prendre le rôle passif de nos aïeules, le temps d’un « rite de séduction » ! Et quelle hypocrisie serait-ce de ma part ! N’existe-t-il donc point de jeux de rôles plus funs ?
« Il serait temps que les codes amoureux se modernisent… Sinon on va beaucoup moins s’amuser » nous interpelle cet homme las de jouer le rôle du prince charmant, taxé de « gros nul » s’il ne paye pas : « ce qui m’embête le plus dans cette histoire, c’est l’absence de réciprocité. » Et de citer la philosophe Laura-Maï Gaveriaux qui questionne la galanterie, en des termes que je me réapproprie volontiers :
« J’ai toujours trouvé radin le type qui calcule sa part de l’addition, je trouve exaspérant celui qui cherche à payer à chaque fois, je trouve charmant celui qui vous invite la première fois et vous laisse l’inviter la fois d’après. Le premier me paraît mesquin, le second macho, le troisième épicurien… »
S’il en est parmi mes lecteurs qui souhaitent s’entraîner à réinventer les codes, je me porte joyeusement volontaire. Promis, je n’insisterais pas pour partager la note au prorata de nos revenus respectifs !
Vos commentaires
1. Le 13 février 2016 à 13:00, par Jacques
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Bonjour Romy,
Une chose me surprend beaucoup dans ton billet/témoignage : c’est que sur un non dit, au lieu de chercher à mettre une parole avec lui, c’est avec nous que tu partages tes pensées.
Ça me donne une impression de déséquilibre dans la relation.
En pratique, grâce à ce billet, nous savons ce quoi tu penses de ce comportement, mais absolument rien de qui sous tendais ce comportement de sa part.
Et pour te paraphraser : « tu crois vraiment qu’une fille qui ne sait déjà pas te parler à la table, s’y prendra mieux au lit ? »
PS : pour ma part, ça m’arrive d’offrir le repas à d’autres... Mais comme ce n’ait jamais pour draguer, je l’ai fais pour la personne en face de moi, en fonction de ses besoins/moyens, et sans que son sexe entre dans l’équation ;-)
2. Le 13 février 2016 à 13:28, par Frank
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Où est le dialogue dans cette relation ? C’est la question que je me pose.
Ton témoignage confirme que la femme émancipée se heurte encore trop souvent aux traditions bien ancrées, et messieurs, si vous hésitez, laisser vous guider par le moment sans chercher à savoir ce que la société pense d’un homme qui se fait payer un repas. Comme au lit, c’est bien de varier les positions ;)
Une sociologue explique que ce n’est pas toujours facile pour l’homme d’adopter le bon comportement, car il doit s’adapter au désir de la femme. Cela demande donc de l’empathie, d’être à l’écoute, et je comprends que si tu ne te sens pas écoutée - et donc respectée - dans ce genre de situation anodine, ça ne t’encourage guère à poursuivre une relation où tu ne trouves pas ta place.
3. Le 13 février 2016 à 13:32, par Romy Têtue
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Voyons, Jacques, entre adultes, on se parle. Bien évidemment que si, cela a été verbalisé. Je vous ai simplement épargné le détail de ces échanges ;)
4. Le 13 février 2016 à 17:44, par Nico
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
En lisant tout cela, je me dis que cette histoire manque d’un ingrédient… la simplicité. C’est dommage, car du coup ce qui ne devrait être qu’un bon moment à savourer se retrouve pollué de questions, et bien trop intellectualisé à mon goût.
Gros +1 sur le dialogue, mais pour ma part, ça gâche un moment de « grâce » avec de la « logistique » terre à terre… quelque part, je m’en fous, car ce n’est pas important à mes yeux, le vrai truc important étant l’instant partagé. Merde, on a de la lumière (voir des flammes) dans les yeux en se regardant, on a bien autre chose à foutre !
Perso, je ne me pose pas autant de questions, comme le dit Frank : vive la réaction sur le moment. Inviter, être invité, faire moite-moite, se renvoyer l’ascenseur pour une prochaine fois… vive l’improvisation sans rien attendre en retour. À mon avis, autant tuer ces codes, autant côté hommes que femmes.
Ou à la rigueur en jouer pour mieux les dynamiter. J’adore quand on me fait une remarque (idiote) quand ma douce paie l’addition, je sors une énormité du genre : « ah vous savez, je vis au crochet, gigolo que je suis ».
Ceci dit, merci pour cette lecture, très intéressante.
5. Le 13 février 2016 à 18:30, par Piere
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Bonjour,
J’adore ce billet sous la baseline « sémantique, ergonomie et accessibilité ». Fort à propos.
Pierre
6. Le 13 février 2016 à 19:22, par Romy Têtue
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Aaaaah, enfin un qui comprend \o/ merci Pierre :*
7. Le 14 février 2016 à 14:37, par Le Monolecte
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
La domination par le pouvoir économique n’est pas une vue de l’esprit. Et cela aurait été trop dommage que votre relation prenne cette voie effectivement sans issue.
Tu lui as laissé le bénéfice du doute : le fait qu’on éduque fermement tout le monde à croire que payer est forcément galant, alors que cela peut n’être qu’un acompte. Maintenant, il a une bonne chance d’apprendre que ça ne marche pas forcément comme cela et que chaque relation étant particulière, le mieux est d’être à l’écoute l’un de l’autre pour ne pas trop se planter.
Bonne chance pour la suite ! :-)
8. Le 15 février 2016 à 08:26, par GillesC
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Une collègue m’a parlé l’année dernière mi-amusée, mi-indignée d’un restaurant où la carte qui lui avait été remise ne mentionnait pas de prix... Sans commentaire ;-)
9. Le 18 février 2016 à 15:49, par Un Mâaaale qui passait par là
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Le problème ne se présente pas que lors d’un rendez vous en tête à tête... Dans toutes les relations potentiellement asymétriques entre deux classes d’individus.
Personnellement j’ai le problème avec la boulangère de mon quartier : elle ne me fait pas toujours tout payer au prétexte que je suis fils de boulanger et qu’on a tapé la disucte une fois ou deux sur le métier... Or je sais (au vu des prix pratiqués) que sa boutique n’est pas dans sa meilleure forme.
Du coup j’ai imposé un système simple :
Je paie tout ce que je commande si elle veux me faire un cadeau c’est son histoire.
Je pratique la même chose pour les restaus : si j’ai invité je paie, si la personne m’invite je m’attends à ce qu’elle paie. Si il y a un flou on partage (ou je paie si je sens qu’en face ça « coince »).
10. Le 4 mars 2016 à 13:47, par Yves
En réponse à : Partager le premier restaurant ?
Arrivé par Tiny Typo, je repars ravi après la lecture de cette pépite pleine de finesse et d’humour. Ah, que les rapports humains sont difficiles ! Mais n’est-ce pas là ce mystère qui fait le sel de la découverte ? Gardons-nous de la normaliser.
Je ne doutais pas que, derrière la technicienne reconnue, se cachait une personne faite de force et de fragilité.
J’espère que mon commentaire aura su rendre hommage à cet article avec autant de légèreté sérieuse et d’amour de la vie que j’ai pu en lire ici (entouré par tant de HTML et toutes ces CSS).
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