Petites choses

(Hommage à Jean Le Gac)

3 juin 1996,
par Romy Têtue

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Si j’ai bonne mémoire, tout a commencé avec la lecture, en cachette comme il se doit, tel le Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, du Petit Chose d’Alphonse Daudet. Je ne me rappelle plus très bien l’histoire, mais j’avais été frappée par la misère et le désespoir du héros qui accumulait échecs et humiliations, seul dans sa chambre mansardée parisienne... Pourtant tout s’annonçait bien : il était monté de sa province ensoleillée à la capitale, allant à l’assaut de la gloire artistique. Réflexion faite, ce n’était peut-être pas Le Petit Chose. Toujours est-il qu’en mon âme enfantine, j’éprouvai au fil de la lecture, une pitié compatissante mêlée de la terreur croissante d’un espèce de pressentiment.

Tout cela
me montra mon superbe ennemi
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Et je me jurai alors de page en page : « Non, tu ne jetteras pas même une œillade à cette voie éventuelle, et tu ne mettras jamais les pieds à Paris, Romy ! », toute séduite par la rime finale de ce serment intime.

Cependant, je me mis à griffonner aux coins de mes cahiers de cours, à achever joyeusement les dessins de mes camarades en peine, et à me pencher avec délices sur les Chefs d’œuvres de nos Grands Peintres. Enfin, quand au moment de quitter le collège, on m’aiguilla tout naturellement vers un lycée proposant une formation artistique, ma frayeur me reprit, et je me gardais bien d’obtempérer, en filant droit par la voie glorieuse des maths.

Après quelques redoublements qualifiés d’erreurs d’orientation, doublés d’une amnésie volontaire en matière d’art, je résolus que la meilleure façon d’éviter la voie fatale, était encore de me nantir d’un garde-fou à vie, c’est-à-dire de me mettre en ménage, puisque j’avais lu et relu dans les biographies du Lagarde et Michard et de la seule Histoire illustrée de la Peinture de la maison que les artistes étaient d’irréversibles bourreaux de cœur polygames, débauchés, abandonnant sans cesse femmes et enfants, et d’indécrottables doux rêveurs solitaires, bohèmes, et fous de surcroît.
De plus, un ambitieux de mes amis, m’avait dénigré par cette phrase en forme de menace : Tu passeras ta vie à faire la vaisselle avec des gants Mappa roses !. Ce que je voulu bien prendre pour une prédiction, ma foi, fort rassurante. D’autant plus que des gants de caoutchouc rose bonbon, faute d’avoir eu l’occasion d’en porter fréquemment sans doute, je trouvais cela charmant ! Aussi je m’empressai d’aller en acheter pour les laisser traîner en évidence, ou en porte-bonheur, dans la cuisine. Puis la vaisselle, loin d’être une corvée, s’avéra être une activité intime, réflective, méditative, presque créative, me rappelant aussi le délicieux anachronisme de l’Antigone d’Anouilh.

Néanmoins, l’année de ma mise en ménage coïncida aussi sans que je m’en rende tout à fait compte — sans doute persuadée d’être enfin en sécurité, ma vigilance se relâchait-elle progressivement — avec mon entrée en fac d’arts plastiques. Un jour je me surpris à prétendre relever le défi absurde de mener de front, ce que j’avais toujours cru être radicalement incompatible : une vie amoureuse épanouie, doublée d’une profession de foi artistique. Le pinceau m’en tomba des mains. Puisque l’art n’est qu’une question d’ustensiles, je remis bien vite cette métonymie de la Peinture à sa place, c’est-à-dire quelque part entre les couverts séchant dans l’égouttoir et les stylos. Et je m’inscris derechef en Lettres.

C’est ainsi que je me remis frénétiquement à faire le ménage, tout en réalisant que cela consistait moins pour moi à entretenir une propreté hygiénique, qu’à varier harmonieusement la place des objets, qui avaient d’ailleurs une vocation moins fonctionnelle qu’esthétique. Enfin, le classement et l’encadrement des photos souvenirs s’organisa en série de collages où se mariaient dentelles, papiers colorés, toile émeri, fleurs séchées, pilules contraceptives, cartons, gaze pharmaceutique, et... peinture. Bien sûr c’est dans la même année que j’eus le choc Schwitters...

Alors désespérée de ne pouvoir me séparer de cette cruelle engeance, je pris une dernière décision : celle de tout arrêter. Sauf de fumer. Cela dit je m’émerveille de ce que rien ne rebute l’art et que quelque chose de lui ait pu quand même me parvenir. Car là encore, une tendance fâcheusement et vulgairement pop’art s’empara de mon paquet de cigarettes, pour en faire un musée portatif, travestissant celles-ci en minis bûchers iconoclastes pour œuvres d’art trop icono-croûte. Dès lors je ne passais plus inaperçue, tant auprès des non-fumeurs que des fumeurs, qui ne se risquaient plus à partager l’aventure d’une cigarette avec moi ; d’ailleurs les effets secondaires néfastes de ce genre de fumerie achevèrent de me rendre impopulaire.

Au fil du temps, ma solitude s’était accentuée : après mon affranchissement vis-à-vis des liens du mariage, survinrent la perte des ami-e-s, le divorce parental, le décès d’êtres chers. Il ne me restait bientôt plus que ma chambre Amiénoise outrageusement de bleue all-over, où l’électricité, le gaz, la lumière, le chauffage, venaient à manquer alternativement, me réduisant aux dernières extrémités, et me poussant à recourir à des trésors d’ingéniosité pour me protéger du froid, de l’humidité, de la nuit, du feu, de l’eau, de la faim, et de la fin, mettant en place pour ce faire des installations variées et variables, inévitablement proches de l’Arte Povera.

Un peintre me prit en affection pour avoir entendu ma complainte désespérée, mais sans vraiment la comprendre apparemment, puisqu’il se fit un honneur pour me tirer de cet acharnement du destin, de me prêter un nouveau domicile en l’échange de mes services. Je me crus un instant sauvée par l’annonce de travaux à la campagne, dans son atelier, et m’empressais d’accepter l’offre. Mais je me retrouvai bientôt, un seau de couleur jaune aux pieds, le pinceau à la main, dans la peinture jusqu’au cou.

C’est ainsi que j’arrivais à Paris,
seule, et doutant de tout,
dans une chambre qui n’était ni mansardée, ni de bonne.

La créativité ayant horreur du vide, la dite chambre se métamorphosa bien vite en atelier désordonné, encombré, débordant. Et je continue seulement ma dérive hasardeuse (d’un hasard tout relatif), sur mon radeau bleu avec un chevalet dressé tel un mât de fortune — et non pas de cocagne — dans le domaine invisible de l’art...
Finalement, comme Jean Le Gac, je me demande si l’on cesse un jour de dériver, d’en être au début.

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