Floraison de suicides sur le RER B

18 mars 2011,
par Romy Têtue

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J’ai failli répondre du tac au tac : « tiens, pour une fois que ce n’est pas moi ! » Pourtant, je ne me suis jamais suicidée. Sinon je ne serais pas là pour formuler si absurde pensée !

L’agent de la RATP venait de répondre : Parce que vous croyez que ça m’amuse, d’être là ? à une midinette scandalisée de ne pouvoir rentrer chez elle en RER malgré tout. Percevant ma milliseconde de perplexité à l’annonce du suicide, il a ajouté machinalement, comme on discuterait de la pluie et du beau temps, mais sans réussir à dissimuler une pointe d’angoisse dans la voix qui laissait entendre que ce n’était pas le premier [1], et qu’il s’attendait à la suite, sans parvenir toutefois à s’y résigner : « ça doit être la saison ». Pas marrant comme boulot.
Je me souviens toujours de la confidence de ce conducteur qui craignait par dessus tout le jour où il verrait quelqu’un se jeter devant lui sous le train [2]. Pas le temps de freiner. C’est fichu d’avance. Aucune paroi n’empêche les usagers de tomber sur les voies [3]. Je suppose que c’est exprès, pour permettre aux suicidaires de passer à l’acte plus simplement, comme on se jette à l’eau, sans risquer de se rater autrement.

Le nombre de suicide croît quand les jours rallongent. Il atteint ainsi son maximum au printemps. Merde, déjà ! Maintenant que j’y pense, ça fait quelques jours que je croise des jonquilles d’un jaune insolent et que j’entends cet abruti de coucou s’égosiller. Je déteste ça ! Ça va se remettre à bourgeonner de partout, à pousser joyeusement comme si c’était la première fois alors que c’est chaque année le même sketch, à flotter comme vache qui pisse, à se la péter primevère et se parer de floraisons aux couleurs mièvres et débilitantes. C’est le retour du printemps, avec ses pollens qui prennent la tête, ses flaques boueuses et ses oiseaux qui pépient à tue-tête de plus en plus tôt chaque matin. Je déteste ça. Mais cette année, c’est à peine si j’y prête attention, sans doute protégée de la turgescence printanière par le rempart des façades Haussmaniennes. Trop heureuse d’être de retour, chez moi, à Paris.

Il y a quelques saisons, j’en avais marre à me laisser choir sur les voies. Fatiguée de me tenir debout. J’avais le genou qui pliait sous le poids de la vie et j’étais molle à me laisser faucher par l’appel d’air de la rame qui entre en station. Je traînais la patte sur le quai, pas motivée, perdant mon regard dans toute cette belle mécanique. C’est joli, un aiguillage. J’adore les trains, les gares, les chemins de fers et ces rails qui filent à l’horizon...
Mais personne ne m’attend plus nulle part, ni à un bout, ni à l’autre de la ligne. Je n’ai aucune raison d’aller dans un sens plus qu’un autre et de recommencer chaque matin. Ma place n’est plus dans le mouvement, mais là, pile là, ici et maintenant. Stop.

Je me serais jetée toute droite, dans un soupir d’aise, en fermant les yeux et me pinçant le nez, comme dans une piscine l’été, en éclaboussant tout le monde alentour. J’étais fatiguée, tellement. Mais vraisemblablement pas encore assez pour me jeter sur les voies à l’arrivée du train et surtout je n’avais pas envie d’emmerder un conducteur avec ça.

Je voulais disparaître pour que la vie me foute enfin la paix. Je voulais qu’on ne puisse pas rassembler les morceaux pour qu’il n’y ait aucune chance de me ressusciter [4]. Je voulais me liquéfier et couler dans le sol. Réflexion faite, c’est l’endroit où je souhaite reposer : dans Paris, tellement dedans, les morceaux de moi mélangés au ballast du réseau ferré de la capitale. Mais surtout pas réduite en cendres dans une urne funéraire conservée sur la cheminée, encore moins enterrée au cimetière, sous une dalle de marbre gravée de lettres d’or, pitié, non !

Il a fallu marcher longtemps dans le froid pour trouver un bus qui me ramène aux portes de Paris. Mais j’étais contente : ce n’était pas moi ! J’ai pensé à l’autre, à cette personne qui l’avait fait pour de vrai, ce soir. Moi, ce n’est que du baratin, c’est rien du tout, à côté d’elle. Et ça n’a certainement rien à voir. Je ne sais strictement rien de ce qui a motivé son geste et ne saurais sans doute jamais.

Ce qui est certain, par contre, c’est qu’on a sacrément pensé à toi, ce soir, avec la grosse pagaille que tu as fichu. Nous étions des centaines, contraints de faire un détour dans le chemin de nos vies, parce que tu avais décidé de mettre fin à la tienne au beau milieu de nous.

Merci. Bravo. Condoléances.

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Vos commentaires

  • Le 29 mars 2011 à 05:57, par Vincent François En réponse à : Floraison de suicides sur le RER B

    Joli billet (comme toujours !) et un grand merci de ne pas hurler avec la meute qui se plaint de rentrer en retard une fois dans sa vie à cause du geste désespéré de celle ou celui qui sort en avance de la sienne.

  • Le 12 avril 2011 à 11:42, par Egogramme En réponse à : Floraison de suicides sur le RER B

    Très beau texte. Merci.
    (et pour les liens aussi)

  • Le 9 septembre 2011 à 22:55, par sandrin En réponse à : Floraison de suicides sur le RER B

    Très joli texte, qui marie si bien force et délicatesse.

  • Le 8 janvier 2012 à 22:53, par quote En réponse à : Floraison de suicides sur le RER B

    Demandez à n’importe quel conducteur(trice), il s’agit là d’une vraie hantise. Je parle du suicide ou de la chute d’un voyageur sur les voies. Car dans une carrière de plus de 30 ans de conduite, rares sont ceux qui ont eu la chance d’y échapper.
    Et c’est malheureusement très fréquent. Trop fréquent.

    — Lire la suite : Mesdames et Messieurs, votre attention SVP., GentilChanoir, 8 janvier 2012.

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