J’ai travaillé chez trois registrars différents, et pas des moindres. Des noms de domaine, à jamais, je demeurerais traumatisée.
En trois ans, j’ai eu à répondre aux doléances d’une quantité considérable de clients, plus ou moins furieux, se plaignant de tout et surtout de l’improbable, attentant parfois quelque procès, sans craindre le ridicule. Le plus rigolo était encore d’avoir leurs avocats au téléphone qui, soit n’y comprenaient rien, soit se confondaient en excuses.
La majorité de ces plaignants ne savaient tout simplement ce qu’ils avaient acheté. Ils ignoraient en particulier que ce qu’ils avaient acheté, pourtant de leur plein gré, n’était absolument pas ce qu’il souhaitaient. Et ne s’étaient même pas donné la peine de vérifier avant de monter sur leurs grands chevaux paranoïaques.
La situation récurrente était, malheureusement, celle-ci : en voici, en veux-tu, en voilà, qui achète un « nom de domaine » à quelques euros, que l’on met en service, tout va bien, et qui appelle soudain plusieurs mois après, furieux que son site ne soit pas en ligne. Sa furie va crescendo, quand je lui annonce que non, décidément non, il n’est pas client chez nous pour son site, pour la bonne et simple raison que, n’étant que « registrar » et non « webagency », nous ne fournissons pas cette prestation… Hmmm, peut-être chez un autre prestataire ?
suggérais-je alors.
Car il n’est pas rare que le client s’emmêle, confondant « provider », « registrar » et « webagency », respectivement traduits en français par : fournisseur d’accès à Internet, bureau d’enregistrement des noms de domaine et agence de communication Internet. Ajoutez à cela qu’il était difficile de lui faire entendre qu’il ne s’adressait pas à la bonne crémerie.
Et n’allez pas croire que pour être aussi ignare, il s’agissait d’un client particulier, particulièrement néophyte, non point du tout : nous n’avions que des clients professionnels. Alors s’agissait-il d’un fleuriste perdu au fin fond de la Corrèze ? non plus, enfin pas seulement : il s’agissait aussi de grand comptes, dont l’interlocuteur était parfois le machin-chose (ingénieur, directeur ou sous-fifre, peu importe) prétendument bidule-informaticien de la boîte.
Mais si, je vous assure.
Ce client était persuadé d’avoir acheté un… site web. Comment a-t-il pu croire une chose pareille ? et cela ne lui aurait coûté que quelques euros ?! et surtout, comment a-t-il pu s’imaginer que son site apparaisse en ligne un beau jour, comme ça, comme par enchantement, sans aucune concertation, sans qu’il ne nous en ait jamais fourni le contenu ?
Jamais je n’ai réussi à m’y faire. Quand on commande une plaquette à un imprimeur, on s’assure d’abord que ce soit bien un imprimeur, pas un fabriquant de papier ou un peintre d’enseigne, puis on lui fournit un minimum d’indications, on suit la réalisation avant de signer un BAT… avant de pouvoir prétendre avoir été trompé !
Mais non, le Web semble être régit par une toute autre logique, celle de l’invraisemblable et du paranormal. Sans doute notre client s’imagine-t-il que le webmestre lit dans ses pensées par télépathie pour prendre connaissance de ses désirs avec précision, et que celui-ci se vautre ensuite dans un sofa cybernétique, d’où un hologramme sorti de son cerveau de génie va se métamorphoser en site web parfait. Et cela ne vaudrait guère plus qu’une poignée d’euros.
Ça ne me fait pas rire.
Fatalement, le client est insatisfait. Fatalement, il se dit qu’il s’est fait avoir, et veut donc allez voir ailleurs, si ce n’est pas plus mirobolant. Fatalement, il finit par demander un transfert de son nom de domaine, vous savez, le machin qu’il prend pour son site. Entre nous, nous savons bien qu’avec les illusions qu’il se trimballe, que ce soit ici ou ailleurs, il ne peut qu’aller de déception en déception, mais bon, laissons-le fuir. Nous n’y gagnons ni n’y perdons rien, car des clients, il en pleut, en veux-tu en voilà, qui ne sont guère mieux : nous aussi, nous récupérons les insatisfaits venus d’ailleurs. Triste valse.
Ah, les transferts de noms de domaine ! c’était terrifiant ! Sans rentrer dans les détails, il s’agit de transférer — administrativement pour commencer — le nom de domaine d’un bureau d’enregistrement à un autre. C’est une procédure qui implique donc plusieurs interlocuteurs (trois minimum : le client lui-même, l’ancien et le nouveau registrar), et qui est réglementée de telle sorte que chacun doive donner son accord, chacun son tour, en son temps, par simple reply sur e-mail. Comment voulez-vous qu’avec des clients aussi ignares cela se passe bien ?
Car les transferts ne se passent jamais bien. Jamais. Pour deux raisons : soit le client merde, soit ses prestataires, devenus fous, finissent par merder aussi, ce qui n’a bien sûr pas manqué de m’arriver. Si bien qu’il faut souvent s’y reprendre à trois ou quatre fois, ce qui fatalement, fait exploser le délai, et impose au client, qui, bien souvent et de plus, s’y est prit de dernière minute, soit de perdre son nom de domaine, soit de devoir payer doublement : d’une part le renouvellement (au prestataire qu’il n’a pas réussi à quitter pour cause d’échec de transfert) et d’autre part le coût du transfert engagé (par le nouveau prestataire qu’il souhaite rejoindre en vain), les deux prestataires étant bien obligés de régler ces frais, précisément pour éviter au client de perdre son nom de domaine, ce qui serait encore pire, mais ce que, fatalement, ce dernier refuse d’admettre, préférant se croire la cible d’escrocs de part et d’autre. Fatalement.
Je ne vous dis pas le nombre de coups de fils excédés que ce genre de manip génère, une vraie foire d’empoigne ! À force, nous nous connaissions entre futurs et anciens prestataires, et bien que concurrents, on finissait par en rire ensemble, pour ne pas virer chèvre. Ce qui était étonnant, et rare au point d’en concevoir une véritable et profonde joie, c’était le transfert qui se passe bien du premier coup. Je peux vous assurer que je n’ai jamais manqué de rappeler un client, pour le féliciter de cette improbable réussite, quand bien même il venait de nous quitter.
En vérité, les transferts, j’adorais ça : plus c’était compliqué, et plus je m’éclatais dans cet exercice de haute-voltige pour garder calme et bon sens. J’étais alors bien loin de toute considération technique, en plein exercice de self-control et de concentration zen, et en pleine exploration des limites de ce que l’humain peut supporter. Car c’est précisément ce qui m’a toujours fasciné dans mon rapport à l’informatique : l’humain.
En l’occurrence, l’humain de client et sa virtuosité à tout faire foirer.
Vous ne devinerez jamais pour quelle raison ces transferts foiraient, je vous le donne en mille ! La plupart du temps, c’était à cause de… l’adresse e-mail fournie par le client himself : erronée. Infoutus de donner une adresse valide, quand bien même, habitués que nous étions à cette cause d’échec, nous prenions la précaution d’avertir préalablement et lourdement de la nécessité de vérifier que l’adresse enregistrée dans le Whois soit correcte.
Car un transfert se passe par mail. C’est une procédure automatisée, qui consiste à demander confirmation de chaque intervenant, par e-mail. Il suffit de répondre (un simple reply donc) à chaque mail (un seul par intervenant, c’est tout), et hop, le tour est joué. Simple comme bonjour n’est-ce pas ?
Non. Le mail du client merdait. Il ne recevait pas la demande de confirmation, n’y répondait donc pas, ce qui annulait de fait tout transfert en cours. En réalité, il était assez rare que l’e-mail soit mal orthographié, mais ce n’était jamais le bon : typiquement, c’était le pote du patron qui avait enregistré le nom de domaine, tandis que dans les plus grosses structures, c’était un collègue qui, fatalement, ne faisait plus partie de la société. Et hop, encore autant de temps de perdu à demander une mise à jour du Whois, avec justificatifs à l’appui, siouplet, ah ben voui encore de la paperasse.
Mais ce n’est pas tout. Dans le pire des cas, pote et collègue avaient non seulement indiqué leur adresse e-mail perso, mais avaient aussi tout fait à leur nom. Ce qui signifiaient qu’ils étaient, légalement, propriétaires du nom de domaine, eux, et non pas leur société… qui n’avait donc aucun droit sur la chose. Ah ben non, vous ne pouvez pas transférer un truc dont vous n’êtes pas propriétaires, désolée ! C’est du vol de nom de domaine, ça, vous savez ?!
Invraisemblable n’est-ce pas !?
Je n’ai eu de cesse d’être stupéfaite de cette légèreté avec laquelle des documents aussi cruciaux pouvaient être remplis, et de l’irresponsabilité des… responsables, qui ne songeaient pas un seul instant à s’en prendre à eux-mêmes, trop occupés qu’ils étaient de m’incendier pour, tantôt mon incompétence, tantôt mon escroquerie, ben voyons.
J’en doute, mais je souhaite du fond du cœur, aux personnes qui auront pris ma succession dans la profession, que la situation ait quelque peu changée depuis, espérant que les clients soient désormais mieux informés de ce qu’ils entreprennent sur Internet.
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