Il y a 5 ans, jour pour jour, mon grand’père est mort.
Une image s’est alors imposée à moi, impérativement, celle d’un paysage nu et désert, de la terre cent fois retournée, étendue jusqu’à l’horizon, qu’un ciel bas et blanc, chargé d’humidité, barrait comme une chape de plomb. Celui du no man’s land, cette zone indéfinissable, ce néant qui s’étale entre les tranchées de la grande guerre. Cette terre d’Artois où nous sommes nés, où il descendait à la mine, où il cultivait notre pitance, où il repose désormais.
J’étais soudain plantée là, au beau milieu de nulle part, dans un silence total, sur la terre meuble qui fumait encore. J’ignore comment et pourquoi je me suis retrouvée là, mais j’y suis restée quelques années. Errant seule, sans âme qui vive, sonnée, sourde. Au pays d’aucun homme.
Vous ne le saviez pas, vous qui continuiez à vivre, car cela n’était pas visible, mais je n’étais plus là. J’étais coincée dans cet autre espace, incapable de ressentir les émotions de votre monde qui continuait de tourner. Cinq années sont passées ainsi.
Il faut, dit-on, laisser une année, au deuil. Mais après lui d’autres sont morts, que j’ai à peine su compter. J’ai perdu tous mes grand’parents, dernier ciment d’une famille dysfonctionnelle qui a éclaté dans la foulée. Psychiatrie et cancer s’en sont mêlés. Du lourd, comme autant d’obus, de ceux qu’on retrouve au fond des jardins, des décennies après. J’ai perdu des amis aussi. La mort, une fois entrée dans ma vie, comme entraînée dans son élan, fauchait depuis les vieilles générations jusqu’à la mienne.
Au point de ne plus savoir de qui j’étais endeuillée.
Ceux que j’aimais mouraient. J’ai cessé d’aimer. Pour détourner la mort. Je me suis cachée, dans un trou d’obus, comme quand j’étais enfant, pour qu’elle m’oublie, moi et les miens. Je vous ai tenus à distance, autant que possible, pour qu’elle ne vous atteigne pas. Certains ont survécu. D’autres ont disparu.
J’ignorais qu’un décès pouvait avoir une telle onde de choc. J’ai tout perdu. À commencer par la faculté de choisir ma vie. Plus rien n’avait d’importance. Je n’avais plus nulle part où aller. Plus personne pour me prendre dans ses bras. Je ne faisais plus partie de ce monde où l’on rentre chez soi le soir, où l’on va déjeuner en famille le dimanche. Je ne comprenais sincèrement pas comment vous faisiez pour vivre. Pour sourire encore. J’étais seule, toujours, figée dans le silence de ce plat pays désert. Vous aviez un avenir. Je n’ai pas vu naître vos enfants, que je découvre aujourd’hui âgés de 4 et 2 ans. Mes belles années de fertilité se sont envolées.
C’est seulement maintenant que j’émerge, stupéfaite d’être en vie, étonnée d’être capable de ressentir. Fauchée et sans domicile. Ahurie et heureuse de pouvoir à nouveau vous regarder en face.
Hello world !
Vos commentaires
1. Le 10 avril 2010 à 17:37, par Laurence
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Juste pour dire « courage »...
Sympa, ce billet, qui tranche sur le reste, le technique, spip, le graphisme, les css, et tout... le boulot quoi.
2. Le 10 avril 2010 à 17:38, par Pascale
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Ouch... Romy, que dire après avoir lu ça ?
Rien je crois, juste une pensée amicale.
Je comprends mieux pourquoi tu hais tant le printemps.
Je t’embrasse fort.
3. Le 10 avril 2010 à 17:50, par Monique
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Bonjour Romy,
Je vois poindre l’espoir pour toi... bon courage.
Gros bisoux,
Monique
4. Le 11 avril 2010 à 11:36, par BarrJo
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Une pensée pour vous. :-)
5. Le 11 avril 2010 à 12:18, par Miss Mopi
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Bon retour à la vie, un deuil n’est jamais sans conséquence, alors plusieurs...
Je t’envoie quelques pensées sous forme de graines à replanter dans ton no-man’s land, pour qu’il redevienne peu à peu un paysage... J’espère que tu arriveras à vite reprendre ta vie en main.
6. Le 19 mai 2010 à 12:51, par Romy Têtue
En réponse à : Au pays d’aucun homme
Je vous remercie pour vous gentils messages et comme je le tweetais hier :
7. Le 20 mai 2010 à 16:54, par ?
En réponse à : Au pays d’aucun homme
La Tetue que j’ai vu ce weekend troglo était bien en vie. Je te souhaite des hauts et des bas, tels des taules ondulées, qui donnent intérêt à la vie.
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